|
|
L’extraction de la tourbe
Dans
une ère d'abondance et de facilité, il est intéressant de se
pencher sur un mode de chauffage aujourd'hui disparu: La tourbe. Ce combustible dont nos aïeux firent un large usage, abondait et abonde encore dans
le marais.
L'homme s'est installé très tôt dans les marécages de la plaine; on a retrouvé dans la tourbe des pièces archéologiques datant du Néolithique, de l'âge de bronze et de l'âge du fer. Quant aux vestiges gallo-romains, on les rencontre toujours à la surface de la tourbe.
C'est à cette période que remontent les témoignages les plus anciens de l'exploitation de la tourbe. L'on savait, par l'intermédiaire des textes antiques, que les premiers habitants de la région d'Ardres, appelés "Morins", qualifiés de "derniers des hommes", mais aussi d'hommes de la mer et des marais, fabriquaient du sel par évaporation de l'eau de mer, et par brûlage de la tourbe. Le mérite revient aux archéologues d'avoir récemment démontré que cette "Industrie du sel ignigène" était localisée exclusivement dans les marais de la Morinie, notamment au Nord-Ouest d'Ardres.
Cette industrie. florissante au II ème siècle après J.C. a été anéantie dès les premières invasions, vers 268. L'instabilité politique, la menace que représentait la montée, dans la plaine, des eaux venant de la mer, expliquent que les marais, région par nature peu hospitalière, mais restée toujours émergée, furent désertés, à partir de ce moment-là et pour plusieurs siècles. Les marais réapparaissent dans l'histoire au Moyen- Age ; les lettrés se mettent alors à rédiger mémoires et chroniques, au premier rang desquelles, pour notre région, il faut citer la chronique de Guînes et d'Ardres par LAMBERT. Son auteur y décrit l'exploitation de pâtures et marais tourbeux, à Ardres, vers 1100. Pour une période plus récente, l'examen des comptes de Calais, sous l'occupation anglaise, apporte la preuve d'un commerce de tourbe entre la ville et les campagnes avoisinantes. Et l'étude des archives locales montre que, moyennant redevance, l'on pouvait défoncer une parcelle de terrains communaux, à charge de remplacer, par de la terre ou de l'argile, la tourbe enlevée (clause qui tomba en désuétude au XVIII ème siècle)
Sous l'Ancien Régime, les sources d'information deviennent encore plus consistantes. L'on peut reconstituer la vie du tourbier, à partir d'actes publics (édits royaux, règlements municipaux) ou privés (ventes ou location de près inondables et de terres à tourbes, inventaires après décès...).
L'on peut aussi, en comparant plan, cartes, parcellaires et en étudiant les rapports des ingénieurs royaux, suivre l'évolution topographique des marais du Calaisis : l'on constate une double tendance, et l'extension de la surface des étangs et viviers, et la régularisation des voies d'écoulement des eaux vers la côte. Survient la Révolution Française, dont les conséquences sont considérables, car elle entraîne, en 1793, le partage des biens communaux.
Prenons l'exemple d'Ardres : la ville divise le communal à savoir, les pâtures inondables du Blanquart et du Palentin, en près de 2 000 (1) lots d'une surface de 5 ares 05. La décision sera, après divers procès, annulée et c'est en 1821 que la commune aliène les marais au profit de ses occupants, conservant la propriété des chemins et des terrains en déshérence.
Les propriétaires eurent donc la possibilité d'exploiter, intensivement et à ciel ouvert, les gisements de tourbe... qui s'épuiseront vers 1850-1880. A cette époque, il est vrai, le chemin de fer apporte, dans la région, le charbon, dont le rendement énergétique est bien meilleur que celui de la tourbe.
Les Activités du tourbier à Guînes
Au début du XVIIe et pendant plusieurs décennies la majeure partie des contrats enregistrés chez les notaires de Guînes concerne des marchés de fagots passés avec les marchands du bourg. Ce bois de chauffage, provenant des forêts de Guînes et de Licques est coûteux. En 1657, les gros fagots, de la grosseur de sept paumes et demie et d'une longueur de quatre pieds et demi, sont vendus 13 livres tournois les 100. A la même époque, un porc est estimé à 6 livres! Cet autre combustible, moins onéreux, la tourbe, est utilisé comme moyen de chauffage depuis très longtemps par les habitants des marais. Son pouvoir calorifique est inférieur au bois, et en se consumant, elle dégage beaucoup de fumée. Elle possède un avantage important, on la trouvait sur place dans le sous-sol humide de la région de Guînes (Le Marais de Guînes, Andres, Hames Boucres, Fréthun).
L'augmentation de la population dans le pays reconquis a accéléré la demande et le développement de cette activité. Après Guînes, Calais est intéressé par ce " charbon de terre". La densité du réseau fluvial a été l'élément primordial pour vendre également dans les Flandres en utilisant le bateau, moyen de transport idéal pour l'expédition de cette marchandise volumineuse. Contrairement aux chemins, impraticables par mauvais temps, les rivières, sauf par fortes gelées, ne présentent pas de difficultés majeures. L'embarquement des briques de tourbe se fait sur le lieu d'extraction. L'équipe
travaillant sur le « carreau» de l'atelier se compose du«tireur»
arrachant la tourbe du marais avec sa «haudrague» ou louchet pour la remettre
aux «batteurs» et «mouleurs» qui la transformeront en briques.
Elles seront étalées par les " Brouetteurs" et sécheront plusieurs semaines avant d'avoir les qualités nécessaires
pour être expédiées et brûlées avec le meilleur rendement par les
destinataires.
Le tourbier, en général batelier, travaille en famille. Il vend directement sa production ou est employé par des marchands ayant conclu des contrats importants. L'extraction de la tourbe est réglementée. Début XIXe siècle, on trouve, dans les extraits des minutes aux Arrêtés du Préfet du Pas de Calais, la liste des tourbiers autorisés à extraire chaque année une quantité bien définie de pains, liste proposée par Monsieur l'ingénieur des Mines qui veillait au respect des dispositions enregistrées.
"Tout individu qui contreviendrait aux dispositions établies par le Préfet serait dénoncé au Magistrat de Sûreté pour être poursuivi et condamné comme coupable de larcin, d'une chose appartenant à la Commune. En conséquence, il serait arrêté ..." Extrait des Minutes - 1er Août 1811
Comment extraire la tourbe?Le
travail préliminaire consistait à dégazonner la tourbière à la bêche, sur une profondeur de 20
cm environ, c'est alors
qu'apparaissait la couche de tourbe,
celle qu'on extrayait au «louchet» court. Celui-ci
permettait de tirer une hauteur, rarement deux, de tourbe déjà résistante,
parce que déshydratée et qui, façonnée en briques par le coupeur, ne perdait
qu'environ un tiers de son volume au séchage.
Extraction de la Tourbe dans la Somme.
Avec le "louchet long", le tireur travaillait dans l'eau, mais sa récolte était plus fructueuse puisqu'il arrivait à tirer au mieux, 3 à 6 profondeurs. Les briques étaient alors beaucoup plus volumineuses parce qu'elles étaient imprégnées d'eau et que l'outil les avait ainsi façonnées. Au séchage, elles diminuaient de moitié au moins. En deuxième stade, venait le "coupeur". C'était souvent un gamin qui aidait le tireur. Armé d'un coutelas à lame courbe et pointue, avec une précision géométrique, il tranchait le lingot compact de tourbe en parts égales, dites « briques» de 25 centimètres sur 10. Aussitôt coupées, les briques passaient aux mains des brouetteurs qui, une brouette adaptée leur servant de moyen de transport, étalaient les mottes sur le pré ou les mettaient en tas de dix. Dans la Somme, on appelait ce travail, "l'étente" .
Au
bout d'une huitaine de jours, quand les briques étaient suffisamment sèches, ils en faisaient des piles, en pyramides percées de trous d'air pour
faciliter l'assèchement et où les briques achevaient de s'épurer et de sécher.
Ces pyramides d'une trentaine de briques étaient appelées « lanternes»
(dans la Somme) sans
doute à cause de leur configuration ajourée. Les
briques de Tourbe constituaient un précieux appoint au combustible défaillant. Car si la tourbe
ne possède pas le pouvoir calorifique du charbon, elle pouvait comme lui, être utilisée dans n'importe quel
foyer domestique. Évidemment, le travail de l'extraction de la tourbe exigeait une connaissance parfaite du métier, un tour de main qu'on n'acquérait pas du premier coup et aussi l'intervention opportune aux différents stades du séchage qui était peut-être l'opération la plus délicate. Si
ce travail était pénible et peu rémunérateur, en revanche il procurait aux
familles de nos régions un avantage certain sur celles des autres communes qui
ne possédaient pas de marais. Il existait d'ailleurs certaines exploitations
artisanales qui s'occupaient de l'extraction, du séchage et qui assuraient
la vente au détail. De nos jours, il ne reste de ce métier, dans notre région, que des souvenirs chez les anciens et des étangs, des " trous à tourbe" dans lesquels il ne fait pas bon s'aventurer au risque de s'enliser... (voir les plans de la région: Carte de Cassini: "le Trou d'enfer")
-
(1)
L'acheteur
paye au marchand tourbier de la tourbe livrée au lieu de destination environ
32livres les 100.000 et 23 livres la moins chère. Pour
Jean Lecoustre son prix de revient (salaire des tireurs, batteurs et mouleurs)
est de 14 livres les 100.000. Avant de vendre sa tourbe en état d'être brûlée
ce marchand aura déboursé un montant non négligeable. Le coût de l'argent
à moyen terme est de 5,50% l'an. -
(2)BOURACAN : Tissus de laine grossière. - (3)BAY: Etoffe utilisée en général pour la doublure des jupes. -
(4)RATAINE:
Ratine - Etoffe de laine.
|