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LE RÔLE ESSENTIEL DE L'EAU DANS L'HISTOIRE DE GUÎNES Une conférence de Jacques Louf - Société Historique de Guînes-
Dans une thèse de l'Ecole des Chartes traitant du Comté de Guînes de 928 à 1283, Madame Chanteux-Vasseur, historienne du Moyen-âge, écrivait que l'eau se trouvait partout à Guînes, et qu'elle y était « le principe de fertilité, de mouvement et de vie ».
Bien qu'évoquant les Xème au XIIème siécle, elle écrivait cela en 1935, et nous pouvons, les anciens guînois, confirmer qu'en 1935, les eaux couraient encore très activement dans les fontaines et les canaux à ciel ouvert de la ville et alentour où pullulaient des bancs d'épinoches. Dans les pâtures et au marais, les grenouilles abondaient et l'on chassait la bécassine. Depuis lors, le débit des eaux est allé diminuant du fait des captages dans la nappe souterraine et de la surconsommation industrielle et familiale. Adieu grenouilles, bécassines et épinoches!
Si le thème de l'eau est à la mode aujourd'hui, c'est qu'il est apparu comme une nécessité d'en protéger l'usage excessif et la qualité. Quoi qu'il en soit, nos recherches sur l'histoire de Guînes nous ont amenés aux mêmes conclusions que Madame Chanteux: l'eau a joué un rôle essentiel à Guînes; elle a influencé son histoire et animé sa vie économique. Guînes se situe à la limite extrême de la plaine des Flandres, là où elle rejoint à l'ouest les collines du Boulonnais et les anciens rivages de l'estuaire de l'Aa avant que la mer ne se retire. C'est là que jaillissent naturellement du sous-sol les eaux douces qui alimentent aujourd'hui Calais et une partie du Calaisis, et dont les habitants de Guînes ont profité les premiers.
Rivage de la mer aux origines, avec de l'eau douce, source de vie, le site se révélait propice à la fondation d'un habitat à une époque où le site du futur Calais se trouvait encore sous les eaux de la Mer du Nord. Par la suite, la mer se retira sur ses rivages actuels auxquels Guînes demeura reliée par sa rivière à la sortie de laquelle se créa le port et la ville de Calais. Les habitants de cette dernière, encore en 1 835,devaient, pour vivre, récupérer l'eau de pluie dans des citernes, ou, la puiser dans la rivière de Guînes, et la population de Saint-Pierre-les-Calais, dans les puits du faubourg des Fontinettes. Il s'agissait dans le premier cas d'eaux déjà polluées, et d'eaux saumâtres dans le second cas. En 1859,la ville de Calais put enfin bénéficier de l'apport des eaux de source de Guînes par des canalisations, et nous pouvons affirmer, que depuis un siècle et demi, la consommation de cette eau n'a pas affecté la santé des habitants du Calaisis. C'est là le passé historique de la Société Générale des Eaux de Calais (aujourd'hui« Eaux et Forces ») depuis la concession accordée sur ses propriétés par Monsieur Léon de Guizelin en 1854. La fourniture de l'eau pour les besoins alimentaires et industriels de la région est certes très importante, mais c'est l'aspect local que nous retenons plus particulièrement ici savoir: le rôle joué par l'eau, douce ou salée, dans la fondation même et dans la vie économique de la cité.
L'eau de la mer joua un rôle essentiel dans les temps les plus anciens. Remontant à des millénaires, bien au delà du cadre historique, de savants géologues ont établi de quelle manière s'étaient constituées les collines calcaires du Boulonnais dont les dernières ondes aboutissent aux abords des marais de Guînes. Ils ont aussi démontré la double action de la Mer du Nord et de la Manche pour nous séparer de la Grande-Bretagne et pour travailler nos côtes de flux et de reflux, de transgressions et de retraits qu'on retrouve encore en des périodes historiques relativement récentes; travail d'érosion qui se poursuit de nos jours. Abel Briquet a décrit les évolutions du tracé de nos côtes au cours des époques géologiques. Si le territoire de la commune comporte une partie basse qui n'a pas toujours émergé, Guînes, en ses parties hautes, le sol du bourg ancien et de l'ancien château, celui du Parcage et du Courgain, se situaient en bordure des anciens rivages, et donc, Guînes était« sur-mer ».Temps lointains peut-être mais il faut se rappeler que la dernière transgression marine, dite « Dunkerquienne »,date seulement du 4ème siècle après Jésus-Christ.
Comme l'archéologie l'a confirmé, les limons et apports végétaux charriés par cette transgression, vinrent alors recouvrir les traces d'habitats gallo-romains de la plaine maritime. Les énormes masses de tourbe ainsi constituées, se sont déposées dans les marais du N,E. de Guînes, et accumulées à l'extrémité de cette poussée des eaux, au pied même des reliefs où Guînes se bâtira, à compter, semble-t-il, du Xème siècle.
Mais, revenons aux puits artésiens.
Les collines du Boulonnais ont constitué en arrière de Guînes un réservoir collecteur des eaux de pluie qui s'y infiltrent à travers la craie et s'amassent dans son sous-sol pour resurgir à Guînes en de nombreux puits artésiens ou sources naturelles. C'est ainsi que dans le bourg lui-même et dans les abords immédiats jaillissaient autrefois une multitude de sources qui s'écoulaient et s'écoulent encore pour un certain nombre, de façon plus modérée, vers le Batelage, où leurs eaux forment la rivière de Guînes. Leur débit en effet, a diminué de façon considérable du fait des captages qui satisfont maintenant les besoins ménagers et industriels toujours plus grands dans la région; mais leur abondance donnait autrefois à Guînes un caractère particulier. Au cœur même du bourg, les cinq sources du Bassin jaillissaient au pied de la motte féodale qui porte, depuis 1763, la Tour de l'Horloge. De nombreuses autres sources alimentaient en eaux ménagères et artisanales les différents quartiers. Les plus importantes portaient les noms de Fontaine Brunette, les Trois Fontaines, Fontaine Cassel ou Fontaine du Parcage, Fontaine Suzette, Fontaine du Capitaine Jeanneton, etc... A l'extérieur du bourg, on connaissait entre autres les sources des Remparts, de la Bien-Assise, de Saint-Blaise, de Frion et de la Walle, ces deux dernières captées au bénéfice de la distribution en 1854. Cette énumération reste ici limitée et beaucoup de sources ne portent aucun nom; mais il apparaît à l'évidence que cette profusion d'eau douce fut, avec la situation géographique sus-relatée sur un rivage, la raison d'une implantation humaine à Guînes avant même que Calais ait vu le jour.
Ce fut un rôle de protection et de sécurité. Les premiers documents que nous possédons sur l'histoire de Guînes sont les chroniques de Lambert d'Ardres, lesquelles rapportent la fondation de la ville par un certain Sifrid le Danois, un « northman » ou viking, venu de la mer sur notre rivage en 928. Il y aurait dressé les premiers ouvrages de défense, comme d'usage en ces époques d'insécurité, dont la motte féodale que nous connaissons encore. Ce Sifrid serait à l'origine de la dynastie des Comtes de Guînes. « Venu de la mer », nous retrouvons l'élément liquide objet de cette communication. Et si le site de la motte du premier château-fort fut choisi, c'est bien parce que le débit d'eau des sources environnant immédiatement celle-ci, permettait de protéger l'ouvrage militaire en remplissant les fossés et les douves qui l 'entourent. Même si nous faisons la part de la légende restant attachée à Sifrid, les lieux sont tels qu'on peut en faire une réalité cohérente.
Guînes entourée d'eau: 1520 - Extrait du tableau de Boutterwerk
Plan du Siège de 1558
Il faut croire que les années allemandes connaissaient bien aussi ces particularités de défense de notre pays lorsqu'elles inondèrent les terres basses de la région en 1944 pour faire obstacle à un éventuel débarquement des Alliés sur nos côtes. De multiples pièges sont alors cachés sous la surface liquide où disparaissent des voies de communication bordées chez nous de watergangs devenus indécelables. Ces inondations de 1944 rétablissaient en partie la situation réelle de la plaine maritime des siècles passés.
Disparue seulement au début du 20ème siècle, la batellerie guînois faisait vivre une partie importante de la population puisque 80 bateaux étaient attachés au port de Guînes en 1793.Le Batelage était en effet à cette époque un véritable port fluvial ramifié en petits canaux appelés « hâbles »multipliant ainsi la longueur des quais d'embarquement . C'est là que transitaient tourbes et bois, et plus tard foins et céréales du pays, pierres de Marquise, charbons d'Hardinghen, et toutes sortes de matériaux et marchandises, sans parler des liaisons par coche d'eau avec Calais pour les voyageurs et pour les marchés, ni des déplacements des huguenots de Calais et de Marck au 17ème siècle pour venir célébrer la Cène au temple de Guînes. Cette activité de transports avait entrainé à Guînes la création de plusieurs chantiers de charpentiers de bateaux. Pour acheminer jusqu'à embarquement les marchandises et matériaux de l'intérieur du pays, une autre fraction de la population se consacrait au voiturage, celui en particulier des pierres de Marquise, travail oh combien pénible et dangereux au temps de la traction animale. Au 19ème siècle, il y eut l'apparition de la métallurgie dans le Boulonnais. Vers 1832,on entreprit dans un vaste périmètre autour de Marquise des recherches suivies des minerais de fer qui avaient été signalés peu auparavant et en premier lieu à la « Mine d'Or» à Wissant. En 1836, les découvertes furent assez importantes pour qu'on se demande si la production pourrait suffire à l'approvisionnement des hauts- fourneaux de Denain construits en 1835. Après avoir découvert des minerais siliceux et difficiles à travailler, on découvrit d'autres gisements de meilleure qualité qui permirent au Boulonnais de s'équiper en hauts-fourneaux capables de traiter sur place cette production. Des usines se créèrent donc à Outreau et à Marquise. Il y eut jusqu'à trente-cinq minières en exploitation. Les principales se situaient à Wimille et à Beuvrequen. L'acheminement des minerais, celui des coke, charbons et anthracites, nécessaires à produire la fonte, puis l'expédition de cette dernière, demandaient des moyens de transport considérables. L'équipement en chemin de fer n'étant pas encore en place, il fallait recourir au voiturage hippomobile, et, pour aller plus loin, au transport par eau. Alain Derville a écrit qu'à Calais, en 1300,le prix de la tonne/kilomètre était de 9 à 13 deniers pour le transport par chariot, alors qu'il n'était que d'1 ou 2 deniers pour une petite barque et de 0,66 deniers pour une grande barque. Cette différence n'avait pas changé avant que les transports soient révolutionnés à la fin du 19ème siècle par le chemin de fer à vapeur. Pour assurer leur trafic, les maitres de forge de Marquise ,dans l'attente d'une voie ferrée, se tournèrent, comme les carriers l'avaient fait avant eux, vers les canaux existants dont l'accès le plus proche se trouvait être à Guînes. Les voituriers guînois et autres, qui déjà transportaient les pierres des carrières et les charbons d'Hardinghen, firent l'objet d'une intense sollicitation pour transporter aux usines de Marquise le coke, les charbons et anthracites en provenance du Nord, du bassin minier du Pas-de-Calais, et même de Belgique. Ils en descendaient, ainsi que tous les équipages de la région, avec de la fonte en gueuses pour charger les bateaux au Batelage, et du minerai de fer à destination de Valenciennes. Le trafic de la batellerie atteignit en 1845 une intensité maximum. Les équipements du Batelage ne suffisaient plus. Des entrepôts furent créés le long de la route de Calais. Les chargements et déchargements s'étendirent jusqu'au Pont Crouy, soit au delà de l'actuelle Usine des Eaux. On envisagea même le creusement d'un bassin supplémentaire pour accroitre la longueur des quais.
La Compagnie des Chemins de Fer du Nord contrôlait sur place la qualité de la fabrication qui servit aux lignes en cours d'aménagement de Lille à Calais et à Dunkerque. Pendant ce temps, l'autre société métallurgique de Marquise, la Société Pinart, expédiait sa fonte par la rivière de Guînes, et le voiturage ramenait en sens con traire des combustibles à Marquise. L'activité de ces transports liés à la métallurgie se trouvait mélangée en cet endroit à celle des charbons de qualité importés de Mons, en Belgique, que des négociants s'en allaient livrer jusqu'à Boulogne-sur-mer grâce à leurs magasins de stockage situés le long des hâbles ou embranchements du canal au Batelage. Guînes fut donc alors un port fluvial actif, un important nœud de transport. L'avènement des chemins de fer et des transports automobiles mettra fin à cet essor économique local du 19ème siècle du à la rivière de Guînes et à sa batellerie.
La tourbe. L'exploitation de la tourbe amenée sur les terres basses par les transgressions marines fut longtemps une activité essentielle à Guînes, extrêmement liée à celle de la batellerie. Certains bateliers étaient aussi tourbiers. La tourbe se forme au fond des eaux claires, lentes et peu profondes à raison de un à deux mètres d'épaisseur par siècle. De couleur brun-noire, elle est spongieuse. On peut en extraire 60 à 90 % d'eau. Elle a deux inconvénients: elle produit beaucoup de fumée; et son pouvoir calorifique est inférieur à celui du bois. D'autre part elle est volumineuse et doit sécher avant d'être utilisable. Par contre, elle a des avantages: elle est moins onéreuse que le bois; on la trouve sur place; on la charge généralement sur place sur des barques; on l'achemine par eau jusqu'à son destinataire; on dispose d'un réseau de canaux facilitant les livraisons à Calais et vers la Flandre. Les actes les plus anciens des notaires de Guînes sont des années l600,et l'on y trouve quantité de contrats relatifs à la tourbe: des ventes de combustible ou des concessions de terrains en vue d'y ouvrir des ateliers d'extraction. Michel Guerbadot a dépouillé un certain nombre de ces contrats et publié là-dessus dans le Bulletin de Généalogie des Amis du Vieux Calais. Certains tourbiers travaillaient en famille avec femme et enfants, mais les grosses livraisons, vu les volumes, devaient souvent s'étaler sur plusieurs mois. Par exemple, l es fournitures à l'hôpital de Calais. Les conditions en étaient alors mises au point par l'intermédiaire de marchands. Michel Guerbadot cite le marchand Rébier, de Guînes, qui, étant aussi drapier ,en 1 698,conclue avec douze tourbiers une commande de 19 millions de briques de tourbe, d'une valeur totale de 5.358 livres, livrables jusqu'à Pâques l699.La tourbe sèche et conditionnée en paquets de 9 se vendait alors entre 23 et 32 livres les 100.000 pains, selon la qualité. Cette exploitation atteignit son développement maximum pendant la Révolution de 1789,car la Communauté des habitants fut alors mise en demeure de fournir, livrable à Gravelines ou à Dunkerque, des contingents importants pour le chauffage des armées de la République. Nous ne pouvons içi nous étendre aux techniques et procédés d'extraction, mais cette dernière a laissé des traces bien visibles. En effet, les zones extraites depuis les marais d'Andres jusqu'à SaintBlaise correspondent le plus souvent aux surfaces des étangs d'aujourd'hui. L'exploitation de la tourbe a cessé avec l'arrivée sur le marché des charbons d'Hardinghen et du Bassin Minier du Pas-de-Calais.
L'artisanat et les moulins à eau. L'eau des sources du pays fit, de longtemps, le bonheur des meuniers et artisans dont l'activité était grande consommatrice.
Le Moulin de la Bien-Assise Mais remontons à nouveau dans le temps à propos des moulins: Le foulage des draps était au Moyen-âge une activité réglementée par le «Livre des Usages et Coutumes du Comté de Guisnes »,et nous savons par le Terrier de Mirawnont de 1584 que le Petit Moulin à eau était autrefois affecté à cet usage où l'abondance et la qualité de l'eau étaient essentiels. Lorsque disparut l'industrie du drap, les moulins à eau furent au service de l'agriculture, en particulier pour « moudre blé ». La destruction du château-fort de Guînes par autorité royale après 1558, privait les eaux circulant dans les douves de tout intérêt stratégique, mais celles-ci continuaient de s'écouler, canalisées à ciel ouvert sans modification de leur parcours, au milieu des habitations reconstruites. En dehors du service des deux moulins à eau en service à l'époque, ces eaux utilisées d'abord par les drapiers, attirèrent de nouvelles et diverses activités. Du côté nord de la ville, un courant alimenté par différentes sources rejoignait la rivière au Batelage; un autre, descendant des sources du Bassin, près de la motte féodale ,renforcé en chemin par d'autres fontaines, contournait le centre du bourg par l'ouest, l e sud et l'est, alimentant le Petit-Moulin, avant de se jeter, lui aussi, dans la rivière. Durant les trois siéc1es qui suivirent, nombre d'entreprises exigeant l'emploi de l'eau s'implantèrent le long des courants ci-dessus. Au cœur même de la cité naquirent des artisanats qui apportèrent à la population le travail et la prospérité: des brasseries, tanneries, blanchisseries, teintureries, savonne ries ,etc... Les brasseries. Les brasseries furent nombreuses à Guînes dès le début du 17ème siècle. Le 5 novembre 1609, David Leboeuf cédait sa brasserie à Robert Le Maire. Celle-ci parvint ensuite dans la famille Pas et se situait sur le ruisseau descendant de Fontaine Brunette où elle était contigüe au temple des huguenots. Une autre brasserie tenue par la famille Cassel, se situait près de la Fontaine du Parcage à laquelle elle donna son nom. A la Révocation de l'Edit de Nantes, six brasseries de Guînes étaient tenues par des protestants. En 1909, il existait encore six brasseries en activité à Guînes: Barboul, Cameau, Decoster, Boucher, De Breyne, et Felhoen. Une brasserie Rohart se trouvait en 1867, rue de l'Hôpital, sur le ruisseau descendant du Petit-Moulin. Les brasseries employaient chacune une dizaine de personnes et suscitaient des professions annexes. Celles de tonnelier et de « faiseur de cuve de brasserie» sont relevées à Guînes au 19ème siècle.
Les tanneries. Les tanneries sont également anciennes et connues à Guînes au 17ème siècle. Elles se sont surtout développées aux 18ème et 19ème siècles comportant spécialités de mégisseries et corroieries. La famille Lenoir y posséda la plus grande entreprise, héritée des ascendants huguenots et située sur le ruisseau menant au Petit-Moulin, dans le périmètre de quatre rues. Elle donnait aussi sur la place de la Fontaine de l'autre côté de laquelle se trouvait la tannerie Brebion,en plein centre de la ville, sans doute alimentée par la fontaine contigüe. Au XIXème siècle, la rue du Bassin comportait aussi plusieurs tannerie, notamment sur l'emplacement de l'actuel Musée Municipal E. Villez. Deux d'entre elles appartenaient à la famille Vasseur; elles étaient exploitées par des sociétés en nom collectif auxquelles le meunier Lamarre, propriétaire du Petit-Moulin, gestionnaire de l'eau des sources du Bassin, avait concédé l'utilisation de l'eau destinée à son moulin. En 1880, la mégisserie de Monsieur Queval-Bemamont, sur les sources de FontaineBrunette, débouchait rue du Château, au pied de la motte féodale, lieudit appelé aujourd'hui « Le Tonkin »,et avoisinait la brasserie Bemast.
Le teinturier Queval
Antérieurement, l'emplacement avait servi à la tannerie Watel-Leporcq jusqu'en 1845,année où s'était installée, Grand-Place, entre le Château de Grand Maison et l'Hôtel de Ville, la tannerie-corroyerie Deseille sur les mêmes eaux du ruisseau de Fontaine-Brunette. Citons encore en 1871 la mégisserie Pérard-Basset, Grand Rue, près du vivier du Petit-Moulin. Ces établissements ne sentaient pas bon... Hors l'odeur, ils ont généralement laissé dans le sol les vestiges en maçonnerie des fosses servant au travail des peaux et, au début du 20ème siècle il existait encore quelques bâtiments aménagés en séchoirs avec leurs auvents de bois.
Les blanchisseries, teintureries et savonneries. L'eau de Guînes servit également à la blanchisserie, en particulier au 19ème siècle lors du développement de l'industrie calai sienne du tulle et de la dentelle. C'est donc aussi près des sources et des courants d'eau que se sont installés de tels établissements. Calais manquait d'eau douce pour le blanchissage de sa production noircie par le graphite des machines, et celle-ci fut traitée à Guînes. En 1823,Georges Pearson s'y était déjà installé blanchisseur de tulle, et vers 1840 il existait, ainsi qu'on peut le lire dans un rapport de la Chambre de Commerce de Calais, rapporté par Michel Caron: «deux considérables blanchisseries où la fabrique (c'est à dire l'ensemble de l'activité dentelière) envoie la plus grande partie de ses produits, non seulement pour le blanchissage, mais aussi pour la teinturerie ». Il s'agissait des Etablissements Thierry et Guénin installés en 1830 en Basse- Ville de Guînes ,rue de l'Hôpital, et de la blanchisserie Pluchard-Brabant établie au lieudit Fontaine-Brunette depuis 1832. La première devint ensuite Blanchisserie Calaisienne dirigée par M. Charles Sergeant, la seconde « Société Dubout et Cie» toutes deux propriétés de fabricants de tulle calaisiens. La première entreprise avait tenté de transporter l'eau à Calais dans des bâteaux citernes doublés de zinc. Elle avait ensuite, en 1838, installé une roue hydraulique pour puiser l'eau dans le courant descendant du Petit-Moulin, lequel courant longeait l'établissement. La blanchisserie Pluchart utilisait dès l'origine le procédé « Bertholet » à l'acide muriatique oxygéné que nous appelons aujourd'hui « procédé au chlore ».En 1856 elle y employait 25 personnes. Elle fonctionnait à la vapeur depuis 1850,contrôlée par le service des mines. Ces établissements pratiquaient aussi la teinturerie, et, d'après les archives communales, il existait aussi à Guînes des « teinturiers-dégraisseurs » nommés Bernamont, Lefebvre-Playe, Costeux, et Peltier. Nous laissons ici de côté les autres activités propres à tous les terrains bas ou marécageux, à savoir: les cultures maraichères, alimentant les marchés de Calais, les viviers à poissons de rivière, les canarderies et le gibier d'eau dont on faisait commerce même avec Paris; et le tourisme de proximité grâce aux guinguettes, le dimanche au bord de l'eau. A cette époque, les habitants du Marais n'étaient pas riches et souffraient de fréquentes inondations, mais à Guînes, tout homme courageux trouvait à s'employer sur place. Bientôt il faudra se déplacer et chercher du travail dans l'industrie calaisienne.
Tout ce que nous exposons ci-dessus sur l'abondance de l'eau à Guînes apparaît positif mais ceux qui ont eu à souffrir de l'eau envahissant leur maison pourraient nous reprocher d'ignorer le côté négatif. Il est certain que l'homme n'est pas fait pour vivre dans l'eau et que les terrains ne sont habitables que s'ils sont hors d'atteinte même des montées d'eau temporaires. Nous l'avons exposé, la ville de Guînes domine légèrement la plaine maritime; aussi, en grande partie elle n'est pas concernée par le risque d'inondation.
Evidemment, les bénéficiaires doivent cotiser chaque année pour alimenter le budget des wateringues, mais celles-ci sont parvenues a une bonne garantie de sécurité. Quant aux eaux de surface déversées par les orages et qui dévalent de nos collines, inondant parfois nombre de nos concitoyens, il faut avouer qu'il s'agit d'un phénomène général et plutôt récent, du à l'urbanisation, à l'imperméabilité des chaussées, et aux façons culturales mécanisées de l'agriculture d'aujourd'hui. Il faut espérer que la replantation de haies et la création de bassins de décantation, viendront à bout de ces phénomènes climatiques occasionnels.
Nous revenons pour terminer sur le captage de la nappe aquifère de Guînes qui nous a amenés à partager notre richesse naturelle avec nos voisins calaisiens. Les tullistes calaisiens, pour blanchir leur production, avaient recouru les premiers aux eaux de Guînes où ils avaient dû se transporter. Thierry et Guénin, en 1836, avaient bien entrepris d'amener de notre eau à Calais par un bateau-citerne et de la redistribuer par une petite voiture, mais cela s'était avéré trop onéreux. Avant de recourir à Guînes, les édiles calaisiens avaient envisagé d'amener l'eau des sources du Blanc-Nez, puis d'une source de Coquelles. Ils furent tirés d'affaire par un guînois, Monsieur Léon de Guizelin, dont les sources de Frion, Thélu, et La Walle étaient capables d'alimenter les 25.000 habitants de Calais et Saint-Pierre. Un réseau de conduites en fonte fut alors posé de Guînes à Calais. Une usine à vapeur fut construite en bordure du canal au Pont Crouy, avec un bassin d'accumulation au sol de 1.800 mètres cubes. L'eau puisée audit bassin était refoulée dans un château d'eau à Saint-Pierre, près de la rue des Fontinettes, de la contenance de 400.000 litres. Chose faite le 22 février 1860. On perfectionna avec le temps, car il y eut bien des problèmes avant que la distribution ne gagne les robinets des habitations.
En 1886 on construisit un réservoir en maçonnerie de 4.000 mètres cubes sur les hauteurs du Moulin à Corneilles. Ce réservoir, à 54 mètres d'altitude, enterré sous un mètre de remblai, penl1et de fournir l'eau à Guînes et à Calais par simple gravité.
il existe toujours Les besoins en eau ne cessèrent ensuite d'augmenter. La production des sources captées à l'origine, devint insuffisante, et la Société des Eaux fut amenée à multiplier des forages alentour pour prélever en différents points de la nappe souterraine. Un jour, la Société des Pâtes à Papier, une des grosses industries calaisienne du XXème siècle, dont les besoins en eau étaient énormes, vint à son tour prélever à Guînes les sources de l'Enfer, propriété de Monsieur Henri Quennelle, par des canalisations concédées sous l'ancienne voie des Chemins de Fer d'Anvin qui venait d'être désaffectée. Lorsque l'usine quittera Calais, ce réseau sera repris par la Société des Eaux. L'ensemble de ces prélèvements a affaibli progressivement le débit naturel des sources et des forages existants. C'est ainsi que disparurent aussi les dernières cressonnières de Guînes, celles de Monsieur Hillebrante au Batelage.
L'usine au pont Crouy
Autre vue de l'usine d'origine
Pour notre part, nous avions déjà vu disparaître bien d'autre aspects de la richesse en eau de Guînes. Permettez-nous de vous citer ce que notre mémoire en a conservé: -les derniers bâtiments à auvents où les tanneurs faisaient sécher les peaux; -les aubes des moulins à eau et les étangs ou réserves d'eau des trois moulins à eau; -le «flot» du Batelage, pédiluve où descendaient les chevaux; -le jaillissement bien apparent de toutes nos sources et fontaines dans Guînes et alentour, parfois même au milieu des rues ou dans les caves de certaines habitations lorsque la nappe phréatique venait à se gonfler par suite d'une saison trop pluvieuse; -le courant d'eau à ciel ouvert le long de la rue du Bassin; -le dernier hâble du Batelage par lequel les péniches parvenaient jusqu'aux magasins du Moulin Boutoille pour livrer du blé en vrac ou emporter des farines; -le canal lui-même, entre le « Pont d'Avignon» et le raccordement de la rivière Vincenot;
-les péniches ou barques dites « guînoises » halées par des hommes ou des femmes, par des chevaux, ou même à la voile, le long de la route de Calais.
-le chantier de bateaux de la famille Nuns, et la« passerelle Décuppe ».
Vers 1900: Le chargement de bois.
L'entreprise Decuppe (Famille et employés)
-la passerelle Décuppe (1977) lien entre la route et le chemin de halage...
La maison du pontier chargé de faire pivoter la passerelle. -et les grandes inondations dues aux Allemands en 1944. Arrêtons là l'évocation des souvenirs d'antan. Aujourd'hui le Batelage a changé d'aspect, mais il reste accueillant aux touristes et à nos amis calaisiens. Heureusement il y a toujours de l'eau à Guînes, même s'il y en a de moins en moins depuis 1854. Au Batelage on voit sur la rivière des cygnes qu'on ne voyait jamais autrefois; on y trouve maintenant des arbres, des massifs et des fleurs, et même une péniche-restaurant.
Jacques Louf Société Historique de Guînes |